Je me suis assise au fond du siège, rouge, sans numéro, dans cette petite salle du Centre National des Arts, la bien-nommée "Le Studio". D'anciennes amours sont alors remontées ; un souffle qui part du centre et trouve son issue au-delà du sommet de la tête. Chemin faisant, il laisse traîner quelques bribes d'expériences passées, me rappelant que c'est peut-être ça ce que je suis venue chercher ce soir, ce sentiment bienheureux d'être là au bon endroit au bon moment. L'excitation est à peine palpable, juste un sourire béat qui s'inscrit sur mes lèvres. Je suis en mode "réception".
Je ne sais pas trop ce que cette scène va m'offrir ce soir. Un texte d'Agota Kristof. Mon cerveau inculte a fait l'amalgame avec Agata Christie, et je crois que c'est un polar qui va se jouer devant moi. Erreur, sauf pour la noirceur.
"Le grand cahier" raconte l'histoire de deux jumeaux abandonnés pendant la guerre. Les enfants ont une douzaine d'années et leur mère les confie à leur grand-mère acariâtre, loin de la ville, loin de la guerre. Leur père, lui, est parti au front.
Très vite les deux garçons prennent leur destin en main. Leur survie dans ce désordre chaotique passe par l'apprentissage d'un code de conduite et d'éducation qu'ils vont s'imposer : s'endurcir le corps et l'esprit. A partir de ce moment-là, il n'y a plus de place pour les sentiments qu'ils s'infligent de bannir, jusqu'à leur propre déshumanisation. Ils décident alors de consigner dans un grand cahier tout ce qu'ils font : juste les faits et gestes, jamais les sentiments.
Ce sont les mots de ce grand cahier que vont nous livrer les deux comédiens hors pair de ce spectacle : Olivier Morin et Renaud Lacelle-Bourbon, tous deux issus du conservatoire de Montréal. L'ingénieuse metteur en scène, Catherine Vidal, fait de l'espace scénique un huis clos où les deux jeunes comédiens évoluent comme un seul homme. Jamais ils ne se sépareront, jusqu'au coup de théâtre final.
Avec cette pièce, Catherine Vidal propose un retour à une mise en scène classique, plaçant le texte au centre de notre réception. C'est ce que je suis venue trouver ce soir, dans ce théâtre de petite jauge (300 places max), sans le savoir.
*******
Ce texte d'Agota Kristof est cru et cruel, dénonçant les plus bas instincts de l'espèce humaine en proie à sa propre destruction. Zoophilie, pédophilie, meurtre, sado-masochisme ... tout y passe. On peut se demander alors si le récit peut être mis entre n'importe quelles mains. Une polémique s'est déclenchée. Je vous livre deux commentaires de Denis Jeffrey (professeur canadien, titulaire à la faculté des sciences de l'éducation de l'Université Laval) qui ne m'ont pas laissée indifférente, et que j'approuve :
"Le Grand cahier a déjà suscité une polémique scolaire en France. En effet, à Abbeville le 23 novembre 2000, des policiers interrompent la classe d'un stagiaire de 3ème année et l'amènent, menotté, au poste de police. Des parents accusent le stagiaire d'incitation à la lecture pornographique. Les élèves sont âgés de 13 à 15 ans. l'enseignant a eu gain de cause. Il était soutenu par un grand nombre de collègues et d'intellectuels. Aussi, Jack Lang, alors ministre de l'Education, intervient en faveur de la liberté pédagogique des enseignants. Les Français, dans une telle situation, savent peut-être mieux que nous défendre la liberté pédagogique d'un collègue. Au Québec, ce genre d'accusation aurait inévitablement abouti - et cette logique est malheureuse - devant les tribunaux.
(...)
Il y a une littérature sanctuaire "à la Walt Disney" qui protège les enfants de la réalité et il y a cette littérature initiatique où l'âme du monde n'est ni toute noire, ni toute blanche. Si nous avons le courage de parler de difficiles réalités de la vie en classe, nous pouvons choisir Le grand cahier, mais uniquement si nous avons le courage d'en parler ouvertement, humblement, à petits pas, puisqu'on ne peut être initié à ces choses sans prendre son temps."